Catalogne, prochain État de l’Europe? #news #politics #usa #eu

Barcelone, capitale de la communauté autonome de Catalogne, a vu
défiler 1,5 millions de manifestants, selon la police (catalane), 0,6
million selon le gouvernement national, à l'appel d'une organisation
indépendantiste. Pour mémoire, le pays compte 7,5 millions
d'habitants, dont la moitié se prononce dans les enquêtes pour
l'indépendance. L'évènement reste donc considérable en toute
hypothèse.

Si une telle manifestation n'est pas une première [3], ce succès est
particulièrement significatif. Le thème de l'indépendance d'un pays
déjà largement autonome a pris de l'ampleur cette année. Le drapeau
catalan officiel, la Senyera s'est vu largement supplanté par le
drapeau indépendantiste, l'Estelada portant une étoile au centre d'un
triangle. Les réponses positives aux sondages sur le sujet sont
désormais majoritaires.

Le parti autonomiste Convergència i Unió (« Convergence et Union »),
au pouvoir presque sans discontinuer en Catalogne depuis le retour de
la démocratie en 1977, a invité les citoyens à rejoindre la marche,
notamment à travers son leader historique, Jordi Pujol et le président
du gouvernement catalan, Artur Mas.

En effet le contexte est celui de la crise financière : alors que le
gouvernement espagnol s'efforce de restaurer sa crédibilité et
s'engage à une meilleure gestion budgétaire, des efforts sont attendus
également des régions autonomes, à commencer par la Catalogne avec ses
44 milliards d'euros de dettes. La Generalitat a demandé au
gouvernement central une aide de plus de 5 milliards d'euros mais
n'entend pas restreindre son autonomie en adoptant des règles
contraignantes pour l'avenir. Au contraire, cette situation se
présente alors que la CiU remet en cause le pacte fiscal entre la
Catalogne et l'Espagne [4], et demande de pouvoir lever directement
les impôts au niveau de la province. On retrouve le classique discours
I want my money back : on attribue les difficultés de la Catalogne au
fait que les impôts qui y sont prélevés bénéficient à d'autres
régions. Artur Mas semble espérer, en replaçant le thème de
l'indépendance au sein du débat public, reprendre l'avantage dans ses
négociations avec le pouvoir central.

Le discours nationaliste semble être ici instrumentalisé par les
autonomistes au pouvoir. Ne jouent-ils pas un jeu dangereux ?

Fédéralisme et nationalisme
Le fédéralisme se caractérise par la volonté de permettre, au sein
d'une entité politique étatique, le maintien d'une large autonomie de
ses composantes. À ce titre, les fédéralistes sont généralement
solidaires des revendications autonomistes et régionalistes dont ils
partagent les objectifs : le maintien de la diversité et l'exercice de
la vie démocratique au plus proche des citoyens selon le principe de
subsidiarité.

La démarche des indépendantistes relève du nationalisme, or les
fédéralistes européens se définissent en priorité par opposition aux
nationalistes. Cependant l'anti-thèse du fédéralisme n'est pas le
nationalisme mais avant tout le centralisme, c'est à dire l'État
unitaire.

Quand on parle ici de nationalisme, ce n'est pas dans son sens courant
qui en fait une forme extrêmiste de patriotisme, mais au sens de
l'idéologie visant à construire l'État sur la base d'une "nation".
Mario Albertini, dans son ouvrage « L'État national » a souligné
l'aspect artificiel de celle-ci. La nation est en effet une
construction idéologique, une mythologie, visant à légitimer le
pouvoir étatique. Cette vision explique notamment comment la
définition donnée à la nation varie souvent de manière fondamentale
d'un pays à l'autre (vision française et vision allemande par
exemple).

Souvent, le discours nationaliste se confond, il est vrai, avec le
centralisme. C'est le cas en France, sous la forme du jacobinisme. Ce
n'est toutefois pas systématique : de nombreux États fédéraux portent
un discours national fort en dépit de leur structure fondée sur le
partage de la souveraineté entre l'État fédéral et les États fédérés.

Autonomie

Là où le nationalisme est centralisateur, il s'agit avant tout de la
victoire d'un nationalisme sur un autre. En Espagne c'est le
nationalisme castillan qui l'a emporté et a tenté de s'imposer, en
partie avec succès (la langue castillane est ainsi le plus souvent
appelé "espagnol").

Le discours national catalan est construit essentiellement sur le
souvenir des épisodes où la province a lutté pour conserver son
autonomie. Et a perdu. L'hymne national, Els segadors [5] évoque la
révolte de 1640. La diada commémore la chute de la ville en 1714 lors
de la guerre de succession d'Espagne, et les épisodes de la guerre
civile, qui mit fin à la seconde République et au statut d'autonomie
brièvement retrouvé, sont souvent rappelés.

Les valeurs auxquelles adhèrent les fédéralistes impliquent
nécessairement à mon sens l'adhésion au principe de la défense d'une
large autonomie des régions au sein des États européens, d'autant plus
lorsque cette région dispose de sa propre langue.

La Catalogne jouit déjà de nombreuses compétences. Son gouvernement,
la Generalitat, oeuvre utilement en matière d'éducation et de culture
pour favoriser l'exercice de sa langue et la promotion de ses
spécificités culturelles.

Le contexte de la manifestation de la diada nous laisse penser qu'ici
l'enjeu est ailleurs. Le discours excessif demandant la "liberté" pour
la Catalogne est ainsi particulièrement suspect compte tenu du fait
que la Catalogne est déjà un pays libre, démocratique, doté
d'institutions propres et d'une très large autonomie.

Autodétermination

Le principe de l'autodétermination peut-il être contesté par un
fédéraliste ou un démocrate ? La difficulté en l'état est que ce
principe, autorisant un "peuple" minoritaire dans un ensemble plus
vaste de déterminer par lui même son avenir, y compris par la mise en
place d'une entité étatique distincte, est confrontée à l'aspect
fluctuant de la notion de peuple.

Si l'autodétermination peut sembler contradictoire avec la vision qui
est la nôtre d'une Europe unie et, à terme, d'un gouvernement mondial,
elle me semble indispensable au respect du principe d'autonomie et de
subsidiarité. C'est précisément parce que la possibilité de retrait de
l'une des entités de la fédération est possible que l'on s'assure que
le pacte fédéral ne connaîtra pas de dérive abusivement
centralisatrice car une telle tentation entraînerait l'exercice de ce
droit.

Le tout est de savoir si une démarche d'autodétermination procède
véritablement de la volonté de défendre un particularisme menacé ou
une autonomie insuffisante, ou si elle procède essentiellement d'une
vision anti-universaliste de repli identitaire.

À ce titre, le thème de la manifestation, "un nouvel État en Europe"
peut être perçu comme un élément positif. Mais une Catalogne
indépendante signifierait l'apparition d'une nouvelle "minorité", très
significative, d'Espagnols, castellanophones, vivant au sein du pays
et conservant sans doute leur nationalité espagnole [6]. Une
indépendance, ou même une autonomie, qui prendrait le chemin du
nationalisme flamand, aux dépends des droits des francophones vivant
sur leur territoire — on pense aussi aux russophones dans les pays
baltes — ne représenterait en rien un progrès pour nos valeurs.

Un fédéralisme asymétrique de facto

On appelle fédéralisme asymétrique l'idée selon laquelle certains
États fédérés pourraient disposer de compétences spécifiques lorsque
la revendication d'autonomie est forte et que les autres États
revendiquent une autonomie moindre.

Mais l'Espagne n'est pas constitutionnellement un État fédéral. Sans
doute le pays gagnerait-il à mettre en oeuvre de manière plus
systématique les mécanismes du fédéralisme, dont la vocation est
précisément la recherche d'un équilibre centre-périphérie, et qui
dispose d'instruments institutionnels et politiques en vue de
rechercher un tel équilibre, même s'il reste nécessairement toujours
évolutif.

En accordant une très large autonomie à certaines de ses communautés,
légitimant ainsi les autonomistes en leur accordant le pouvoir
politique dans leur province, sans pour autant adopter une
constitution fédérale, laquelle fonde et organise l'État fédéral
réunissant les entités autonomes, l'Espagne reste dans une situation
politiquement fragile.

Les débats autour de la manifestation de la diada évoquent les débats
sur l'avenir de l'Union européenne. Les fédéralistes ont leur mot à
dire sur ces sujets car leur vision est précisément celle qui permet
d'aborder de manière cohérente ces enjeux, loin des bricolages et des
improvisations des tenants d'une Europe intergouvernementale, c'est à
dire fondée sur le nationalisme.

http://www.taurillon.org/Catalogne-prochain-Etat-de-l-Europe,05166

No comments:

Post a Comment